Chapitre V

L’île était là, à la pointe du yacht auquel elle offrait une baie bien abritée, refuge sûr contre les tempêtes. Accoudé à la lisse, Morane la regardait. C’était l’île antillaise classique, avec le déroulement vert de ses mornes dominés par des pitons en forme de pain de sucre et couverts d’une végétation épaisse. Partout, on décelait le vert tendre des bananeraies et, tout le long du rivage, les cocotiers élevaient leurs troncs déliés, couronnés d’un bouquet de palmes griffues. En surplomb de la baie, à deux kilomètres peut-être de la mer, un vaste bâtiment formait une longue tache brillante, insolite, dans ce décor paisible. On l’eût dit construit en métal. De-ci, de-là, on apercevait des groupes de huttes aux toits de feuilles de palmiers ou de tôle ondulée. À part l’éclat d’aluminium de la grande construction élevée sur la colline, rien ne semblait différencier cette terre des autres îles de la mer des Caraïbes.

— Comment trouvez-vous notre refuge, monsieur Semenof ? demanda une voix.

Bob sursauta et tourna la tête. Lansky se tenait à ses côtés, et il y avait de la joie dans ses petits yeux perçants, comme s’il se sentait heureux d’avoir mené à bien sa mission.

— L’île a l’air agréable, dit Bob. Avec un peu de chance, on doit pouvoir arriver à y couler des jours heureux…

Il se tut pendant un court instant, puis il enchaîna, tendant le menton en direction de la terre :

— Comment se nomme-t-elle ?

Lansky éclata d’un gros rire.

— Je suis certain, dit-il, que vous avez depuis longtemps cette question sur les lèvres. Plus rien à présent ne m’empêche de vous renseigner. Elle se nomme Assomption. L’île Assomption… Un bien joli nom, n’est-ce-pas ?…

Bob ne répondit pas. Il pointa l’index vers la construction brillante édifiée au sommet de la montagne.

— Et qu’est-ce que cela ? interrogea-t-il encore.

— C’est le repaire du professeur Sixte, expliqua Lansky. Un repaire tout métal, ou sont aménagés les laboratoires. Mais le professeur vous en fera personnellement les honneurs…

Ce nom de Sixte fit tressaillit Morane. C’était la première fois qu’il entendait le nom de l’énigmatique personnage, comme si l’arrivée dans l’île venait de lever tous les tabous.

Le professeur Sixte ! C’était là un nom de Pape, et non point de savant. Bob avait beau le tourner et le retourner dans sa mémoire, il ne parvenait guère à l’identifier.

Continuant sur son erre, tous moteurs arrêtés, le Sea Witch était allé s’ancrer à quelques encablures du rivage, où grouillait à présent tout un monde de noirs vêtus de haillons, prêts sans doute à décharger les marchandises apportées par le navire. Surgissant d’entre les plantations de bananiers, une jeep, lancée à toute allure, traversa la grève et vint s’arrêter sur un petit wharf de planche, le long duquel plusieurs canots et un petit cotre étaient amarrés.

Dix minutes plus tard, Morane, accompagné de Lansky et de Mayer, prenait pied sur le wharf. L’homme qui conduisait la jeep sauta de son siège et vint à la rencontre des trois voyageurs. Il tendit aussitôt la main à Morane.

— Mon nom est Saunders, dit-il en Anglais, avec un accent américain assez prononcé, Harry Saunders…

C’était un blanc, de haute taille et dont les cheveux d’un blond de paille tranchaient sur la peau brunie. Il paraissait sympathique. Pourtant, des lunettes solaires à monture de métal doré ne permettaient guère de voir ses yeux. Morane serra la main qui lui était tendue.

— Semenof, fit-il à son tour. Alexandre Semenof…

Pendant un court instant, il eut l’impression que les lèvres de Saunders se durcissaient et que, derrière les verres fortement teintés, des yeux l’épiaient avec insistance.

— Soyez le bienvenu à Assomption, monsieur Semenof dit encore Saunders. Je suis chargé de vous conduire auprès du professeur Sixte…

Il se tourna vers Lansky et Mayer et fit remarquer.

— Le Professeur m’avait dit qu’il y aurait deux passagers. Pourtant, je n’en vois qu’un…

Lansky eut un petit sourire embarrassé.

— Il devait y en avoir deux, en effet, mais le second n’a pas pu prendre le départ. Il a eu un petit différend avec Mayer, et Mayer déteste les gens qui ne sont pas de son avis.

Une grimace de mécontentement crispa, très nettement cette fois, les lèvres de Saunders. Quel était ce second passager qui n’avait pu prendre le départ ? Peut-être Laine, puisqu’il était mort de la main de Mayer, sans doute pour avoir refusé de suivre ce dernier…

Déjà, l’Américain s’était détendu. Il invita ses trois compagnons à prendre place dans la jeep qui, après un virage en épingle à cheveux, fila vers la ligne de végétation où, au-delà de l’inévitable frange de cocotiers, une mauvaise route s’amorçait, grimpant vers les hauteurs.

Après avoir franchi la plage de sable volcanique, la jeep, conduite d’une main dure par Saunders, s’engagea entre les arbres. Les plantations de bananiers dominaient, rompues parfois par de courtes avancées de forêt tropicale. Au bord de la route, les flamboyants en fleurs découpaient leurs bouquets d’écarlate.

Le trajet dura un quart d’heure environ, temps durant lequel aucune parole ne fut échangée entre les occupants de la jeep. Celle-ci bondit par-dessus une petite crête, amorça un dernier virage et, contournant un énorme bosquet de cactus, s’arrêta au bord d’une esplanade bétonnée. Là, s’élevait l’étrange construction aperçue du large. C’était un prodigieux caisson de métal couvert d’un enduit brillant, probablement antirouille, lui donnant l’aspect de l’aluminium. Les portes ressemblaient à des portes de coffres-forts et de lourds volets, de métal également, pouvaient clore hermétiquement les larges baies ouvertes en direction de la mer. Au sommet de l’édifice, une sorte de dôme, fort semblable à ceux des observatoires astronomiques, s’arrondissait en hémisphère. Le tout formait un ensemble d’une magistrale laideur, en opposition avec la beauté sauvage de la végétation tropicale. « Une laideur, pensa Bob, qui sans doute doit avoir son utilité… »

Les quatre hommes avaient mis pied à terre. Ils se dirigèrent vers le refuge de métal. Tout près de la porte principale, deux individus se tenaient appuyés à la muraille d’acier. Ils portaient des combinaisons de toile verdâtre et, à leurs ceintures, un gros revolver passé dans un étui de cuir. Tous deux avaient les traits marqués, les regards fuyants, et Bob pensa que, dans toute cette affaire, Saunders était le seul être un peu sympathique rencontré jusqu’alors. Dommage qu’il n’ait pu encore voir ses yeux…

Au passage de Morane et de ses compagnons, les deux hommes aux combinaisons de toile eurent un petit signe de tête qui, probablement, devait être pris pour une démonstration de politesse.

Saunders avait poussé la lourde porte d’acier, et les quatre hommes pénétrèrent dans un couloir ressemblant, avec ses plaques boulonnées, à une coursive de navire de guerre. Logiquement, avec ce soleil tropical tapant sur le mastodonte de métal, une chaleur torride aurait dû y régner. Pourtant il y faisait frais, grâce sans doute à quelque procédé d’isolement et de conditionnement d’air perfectionné. En outre, un épais tapis de mousse plastique, recouvrant le sol, amortissait le bruit des pas.

Après ce premier couloir, on en emprunta un second, puis un troisième, puis un quatrième… Un véritable labyrinthe menant à un escalier de fer en haut duquel s’amorçait un nouveau couloir. Au bout de ce couloir, il y avait une porte. Saunders l’ouvrit et introduisit ses compagnons dans une petite pièce carrée, meublée seulement de quelques sièges métalliques. Tout, couloir, escalier, pièce, était peint de ce même enduit couleur d’aluminium. « L’homme qui commande ici manque d’imagination, pensa Bob. Non content de vivre dans une gigantesque boîte à sardines, il s’ingénie encore à en accentuer la laideur. Un peu de rouge par ci, un peu de jaune par-là et un peu de bleu n’importe où ne feraient pourtant pas mal dans le décor… Entre nous, ce professeur Sixte, si j’en juge par ses goûts, doit être un drôle de pistolet… »

Ce nom évoqué, Bob sentit aussitôt ses craintes revenir. Sa surprise devant l’inesthétique refuge d’acier lui avait fait, pendant un moment, oublier le professeur Sixte. Maintenant, il s’interrogeait à nouveau sur son sort. Sixte allait découvrir qu’il n’était pas Semenof, et alors les vrais ennuis commenceraient. Bob savait assez de quoi Mayer était capable pour craindre le pire. Aussi commençait-il à regretter de ne pas avoir suivi les conseils de Clairembart, quand celui-ci l’adjurait de ne pas se lancer dans une aventure trop lourde pour les épaules d’un seul homme.

La voix de Saunders fit tressaillir Morane.

— Le Professeur, disait l’Américain, voudrait s’entretenir d’abord avec Lansky et Mayer. Il vous recevra ensuite…

Saunders frappa à une seconde porte, puis la poussa, et il disparut en compagnie de Lansky et de Mayer. Torturé par l’inquiétude, Morane s’installa sur un des sièges métalliques et prêta l’oreille aux rumeurs de voix lui parvenant à travers la cloison d’acier. Sans pouvoir discerner les paroles elles-mêmes, Morane put cependant, au ton élevé de la conversation, déduire que le professeur Sixte ne devait guère être de bonne humeur.

Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvrit à nouveau et Lansky et Mayer reparurent. Tous deux étaient rouges – de honte ou de colère – et, dans les yeux d’habitude éteints de Mayer brillait une lueur mauvaise. Sans une parole, les deux bandits traversèrent la petite pièce et regagnèrent le couloir.

L’Américain était demeuré sur le seuil de la porte, qu’il maintenait ouverte. Il regarda Morane et dit :

— Le professeur Sixte va vous recevoir, monsieur Semenof. Si vous voulez entrer…

Cette invitation, courtoise cependant, retentit pour Bob comme une sorte de glas funèbre, et il sentit passer sur lui le vent paralysant de la peur. Pourtant, il se leva et se mit à marcher sans hâte vers la porte.

 

*
* *

 

Le professeur Sixte était assis derrière un large bureau de bois noir. Avec sa tête carrée et massive, posée sur des épaules d’anthropoïde, il paraissait énorme. Ses poings, qu’il tenait appuyés sous son menton, avaient la grosseur de têtes d’enfants. Tout de suite, on devinait dans cet homme une force herculéenne, assurément difficile à briser. Sur son visage lisse et rose, sans rides et qu’encadraient une chevelure et une courte barbe blondes, aucun âge ne pouvait se lire, pas plus que dans les yeux pâles, aux regards étrangement fixes.

— Asseyez-vous donc, monsieur Semenof, dit Sixte en français.

La voix était grave et autoritaire. Ce ne fut cependant pas elle qui fit tressaillir Morane, mais les mots qu’elle exprimait… « Asseyez-vous, monsieur Semenof. » Si le Professeur appelait Bob ainsi, c’était parce qu’il n’avait pas décelé la substitution de personnage et n’avait jamais rencontré Semenof. Cette constatation rassura Bob. Il s’assit, un peu détendu à présent et plus que jamais décidé à mener le jeu jusqu’au bout.

Mais Sixte continuait de parler.

— J’espère que vous avez fait une bonne traversée ?

Bob hocha la tête affirmativement.

— Excellente, dit-il. L’Atlantique a été particulièrement calme et, en outre, votre yacht, le Sea Witch, est à la fois fin marcheur et confortable.

Sixte sourit légèrement, mais seulement des lèvres, car ses yeux demeurèrent fixes.

— Je suis heureux de vous entendre parler ainsi, monsieur Semenof, dit-il. Mais il me faut à mon tour vous faire un compliment. Vous parlez rudement bien le français pour un Lituanien…

Morane se sentit blêmir. Pourtant il enchaîna aussitôt.

— J’ai passé toute ma jeunesse en France, ne l’oubliez pas et, depuis, je n’ai cessé de cultiver le français. D’ailleurs, la France est un peu mon pays d’adoption…

Le professeur Sixte eut encore cet étrange sourire auquel les yeux ne prenaient pas part.

— Votre amitié pour la France m’honore, fit-il. Je suis moi-même Français, vous le savez…

Bob l’ignorait auparavant, mais il n’en laissa rien paraître. Et la conversation continua sur ce ton, en échanges de politesses et de propos à bâtons rompus. Sixte avait saisi une petite statuette de pierre verdâtre, aux formes primitives, mais fort belle cependant – une statuette rituelle aztèque ou toltèque, jugea Morane – et il la caressait avec amour, promenant longuement ses doigts sur chaque détail de la sculpture.

Finalement, il y eut un long silence entre les deux hommes. Puis Sixte reprit :

— J’ai eu bien de la peine, monsieur Semenof, à vous convaincre de venir travailler avec moi…

Bob ne répondit pas. Il ne savait d’ailleurs que répondre, et il trouvait plus prudent de laisser l’initiative de la conversation au Professeur.

— Au fond de moi-même, je vous comprends d’ailleurs, continuait Sixte. Votre expérience de Pennemünde a été un fiasco… Je suis cependant heureux que vous ayez finalement accepté de venir me rejoindre. Peut-être ne comprenez-vous pas pourquoi j’ai entouré votre départ de tant de mystère, mais vous comprendrez vite, soyez sans crainte.

— Je ne demanderais guère mieux, risqua Bob. Car je ne vois pas très bien en quoi un expert en fusées peut vous être utile dans cette île perdue…

— Bientôt, vous le saurez, monsieur Semenof, et alors vous n’hésiterez plus à unir votre destinée à la mienne, car ce que nous pourrons faire ensemble, jamais personne n’a été capable de le faire auparavant… On parlera de Sixte et de Semenof comme on parle de la foudre ou de la tempête…

Le visage de Sixte s’était empreint soudain d’une expression de triomphe. Seuls, ses yeux demeuraient figés. Tout à coup, il se leva – et c’est alors que Morane remarqua combien il était petit en dépit de sa corpulence – pour crier :

— Oui, à nous deux, nous ferons souffrir le monde parce qu’il m’a méconnu, parce qu’il n’a pas voulu écouter la voix du professeur Sixte. Jadis, j’ai voulu faire manger les hommes à leur faim, mais l’on m’a ri au nez. À présent, ils vont tous mourir. Et c’est moi qui les ferai mourir !…

Il y avait un tel accent de démence dans cette voix que Morane ne put réprimer un violent sursaut. Pourtant, Sixte ne parut guère s’en apercevoir. Ses yeux demeurèrent fixés sur un point de la muraille, derrière Bob. Alors seulement, celui-ci comprit que le professeur Sixte était aveugle.

Les faiseurs de désert
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